Résumé : La prise en compte des risques financiers découlant du réchauffement climatique et de la dégradation de l’environnement est devenue très populaire dans le monde politique et se retrouve maintenant à l’agenda des banques centrales et des gardiens des marchés financiers. Le Conseil fédéral veut en faire une chance pour la place financière suisse tout en restant prudent. Si les émissions de gaz à effet de serre permettent des calculs savants, il n’en va pas de même lorsque les défenseurs de la nature tentent d’ajouter la biodiversité à la thématique du climat. Pour se simplifier la vie, ils cherchent à se défausser sur les banquiers. Les problèmes conceptuels liés à la quantification de la biodiversité sont massifs. La France et les Pays-Bas ont lancé des premières tentatives, mais on est encore loin du compte.
1 La Suisse : une place financière exemplaire
Dans son rapport « Le développement durable dans le secteur financier en Suisse » publié le 24 juin 2020, « Le Conseil fédéral considère la finance durable comme « une grande chance pour la place financière suisse et un facteur de compétitivité majeur en matière de croissance durable. » (rapport cité p. 4). Même s’il prend une attitude opposée à celle choisie par le passé dans le domaine du secret bancaire, le gouvernement suisse n’en oublie pas son réalisme : dans ce domaine comme dans d’autres la Suisse ne peut pas se payer le luxe de faire cavalier seul. Il faut que les standards soient développés au niveau international – ou au moins européen -pour éviter le risque d’une perte de compétitivité de notre industrie financière. Le rapport fait un large tour d’horizon et présente une liste de trois pages des initiatives internationales lancées en matière de finance durable.
Le rapport a été suivi de la publication de « Lignes directrices », puis le Conseil fédéral a déclaré en janvier 2021 soutenir les efforts au niveau international de la « Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), instance créée par le Financial Stability Board. Concrètement, l’autorité suisse des marchés financiers, la FINMA, a décidé en mai 2021 de demander aux instituts financiers et aux assurances les plus importants d’élargir leur reporting des risques au domaine climatique. Pour cela il sera fait référence aux standards établis par le TCFD et ce reporting n’interviendra qu’à partir de 2022. Un examen des travaux du TCFD montre que les critères publiés une première fois en 2017 sont en évolution constante. Dans tous les cas, on relèvera que les considérations consacrées à la « métrique » se concentrent sur les gaz à effet de serre (GES) et n’élargissent à aucun moment l’éventail des phénomènes naturels considérés comme à la biodiversité.
2 Le fardeau de la preuve
Avant la publication du rapport du WWF auquel je viens de consacrer une brève, il faut signaler une note commune de PwC et du WWF parue en janvier 2020 dans la perspective de la 15ème réunion des parties (COP 15) de la Convention sur la diversité biologique prévue en automne de la même année. Comme je l’ai relevé, cette réunion aura lieu finalement en 2021. Cette note cosignée par les CEO de PwC Suisse et du WWF Suisse est intitulée « Nature is to big to fail » avec le sous-titre : « Biodiversity the next frontier in financial risk management ». L’ONG et le spécialiste de la révision et du conseil constatent que le changement du climat et la biodiversité sont deux phénomènes étroitement liés. L’analyse de risques pour le secteur financier en matière de biodiversité peut reproduire sans problèmes la systématique développée pour le climat, même si la mesure de l’évolution de la biodiversité ne peut pas s’appuyer sur des critères aussi précis que ceux développés pour le climat et les émissions de gaz à effet de serre. Les auteurs citent quelques études anciennes sur la mesure de la biodiversité et renvoient le lecteur à des adaptations récentes de la réglementation en France et aux Pays-Bas. En conclusion, PwC et le WWF pressent les banques centrales et les régulateurs financiers de prendre des mesures, mesures qui pourront être discutées lors de la COP organisée par la Chine.
La publication du rapport « Nature’s next stewards, Why central bankers need to take action on biodiversity risk » en juillet 2021 est intervenue sous la seule responsabilité du WWF Suisse. Ce document peut être considéré comme un approfondissement du rapport conjoint PwC/WWF. L’étude commence par donner des exemples qui montrent bien que l’industrie financière, notamment les plus grands fonds de placement, péjore la biodiversité en finançant des projets comme la production d’huile de palme en Indonésie ou de bœuf au Brésil, produits très défavorables pour la biodiversité. Non seulement le secteur financier ne tient pas compte de la valeur de la biodiversité, mais les banques centrales sont elles-mêmes une partie du problème dans la mesure où elles ont investi massivement ces dernières années dans les entreprises et dans l’économie afin de la relancer.
Le rapport cherche à démontrer que certaines institutions tentent déjà d’intégrer la biodiversité dans les conditions-cadre du secteur financier, que ce soit en France, aux Pays-Bas ou au niveau de la Commission européenne. Le WWF suggère l’usage de méthode d’évaluation de l’impact mais doit constater qu’une méthode fiable pour évaluer les liens entre biodiversité et investissements fait aujourd’hui défaut. Les auteurs sont à ce point conscients de ces lacunes qu’ils signalent que le WWF Suisse a lancé un appel d’offres pour trouver un partenaire capable de développer une telle méthodologie. En attendant que la pierre philosophale soit découverte, on comprend beaucoup mieux les recommandations finales du WWF Suisse :
- Le fardeau de la preuve doit être renversé : c’est aux banquiers centraux de prouver que les investissements des entreprises ne compromettent pas la biodiversité.
- Des mesures pour réduire les risques doivent être prises de manière anticipée ; il appartient aux banquiers de soutenir la recherche de méthodes d’évaluation.
- Il appartient aux banquiers centraux d’adapter leur réglementation aux objectifs définis par le WWF.
3 Mesurer pour prouver : des pistes ténues
Finalement, le lecteur se retrouve devant le même obstacle auquel ont été confrontées les institutions qui ont tenté de mettre en œuvre la Convention sur la diversité biologique (CBD) : l’absence de mesure simple et acceptée par tous de ce qu’est la biodiversité. Les documents WWF/PwC citent principalement les nouvelles règles mises en place par la France ainsi que les efforts des Pays-Bas, tentatives qui ont cherché à un certain moment à se coordonner.
Pour la France, c’est la Caisse des dépôts et consignation (CDC), grande banque publique chargée de tâches d’intérêt général, qui a créé en 2015 une succursale baptisée « CDC Biodiversité ». Cette institution a d’emblée donné des mandats à des spécialistes pour développer des critères et a collaboré assez rapidement avec un club de grandes entreprises intéressées par la thématique de la biodiversité. Des analyses de l’empreinte écologique ont été entreprises en commun avec une banque néerlandaise et d’autres spécialistes. Sur cette base la CDC biodiversité a développé un « Global Biodiversity Score » ou GBS.
Je consacrerai un autre article à ces questions théoriques et je n’en ferai ici qu’une description sommaire. En fait la CDC Biodiversité n’approfondit pas ces questions et se contente d’appliquer une méthode quantitative développée notamment aux Pays-Bas. L’idée centrale est de mesurer la biodiversité au moyen de l’abondance d’espèces par surface, en l’occurrence en MSA par km2, pour « Mean Species Abundance ». L’impact d’une activité ou d’une entreprise est ensuite calculé sur la base d’un modèle économique d’entrées-sorties qui permet de tenir compte des chaînes de production. Cette méthode n’a plus grand-chose à voir avec l’analyse réelle de l’impact d’une activité sur la biodiversité du lieu où elle est implantée. Pour se rapprocher de la réalité, il faut que les entreprises fournissent des informations très détaillées sur leurs activités, leurs marchés et leurs fournisseurs, comme le montrent les études de cas entreprises par la CDC biodiversité.
Les autorités françaises ont cherché depuis plusieurs années de tenir compte de la biodiversité. Le rapport commun de la Banque de France (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution ACPR) et de l’Autorité des marchés financiers (AMF) paru fin 2020 fait « le point sur Les engagements climatiques des institutions financières françaises » et indique en ce qui concerne la biodiversité (p. 77) :
« Enfin, en France, l’article 29 de la Loi Énergie climat du 8 novembre 2019 rendra obligatoire, à partir de 2022 pour les institutions financières, l’intégration, dans leur reporting extra-financier, de leur contribution à la préservation de la biodiversité des écosystèmes et des ressources naturelles ainsi que les risques liés à la biodiversité. »
4 Conclusions provisoires
A mon avis, il reste à voir quelle mesure de la biodiversité sera utilisée pour évaluer l’impact du secteur financier. J’ignore si la Banque de France appliquera les indicateurs du CDC biodiversité ou en proposera d’autres. Cette discussion technique ne fait que commencer. Les défenseurs de la Convention sur la diversité biologique, notamment l’IPBES (intergovernmental science-policy platform for biodiversity and ecosystem services), attendent depuis le siècle passé de tels indicateurs. Il reste à voir si les menaces du WWF seront suffisantes pour aider les autorités financières à trouver la pierre philosophale. Ces questions restent également ouvertes en Suisse. Il sera intéressant d’observer au 3ème trimestre 2021 quels critères le Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI) proposera pour mettre en œuvre la mesure 17 du Plan d’action 2021-2023 relatif à la Stratégie pour le développement durable 2030 :
« Élaboration d’une mise en œuvre contraignante des recommandations du groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques (Task Force on Climate-Related Financial Disclosures, TCFD) pour les entreprises suisses, tous secteurs économiques confondus ».
La biodiversité sera-t-elle de la partie ? Dans tous les cas, les modèles proposés vont bien au-delà de ce qui est envisagé pour la mise en œuvre de la Convention sur la diversité biologique.