En 2015 l’Assemblée de l’Organisation des nations unies (ONU) a adopté les 17 Objectifs du Développement Durable (ODD), déclinés en 169 cibles et présentés sous le titre « Agenda 2030 ». Les statisticiens de l’ONU ont alors défini 244 indicateurs pour mesurer les progrès accomplis par les pays membres. Des indicateurs chiffrés manquent pour certains des objectifs et de nombreux pays ne peuvent pas encore livrer toutes les informations nécessaires. Les pays membres peuvent fournir régulièrement à l’ONU un rapport sur l’avancement de leur mise en œuvre, mais il n’est pas possible d’établir un indice synthétique, car il n’existe pas de pondération officielle des 17 ODD et de leurs cibles. Il n’y a donc pas de « ranking » – de classement – officiel des pays membres.
La comparaison des différents pays et leur classement suscite cependant un grand intérêt de la presse et du public. En Suisse, le World Economic Forum (WEF www.weforum.org) est passé maître dans ce genre d’exercice en publiant chaque année son indice de compétitivité qui repose sur l’analyse de très nombreuses statistiques économiques et sociales. C’est à la même tentation qu’a cédé la Fondation allemande Bertelsmann qui s’est alliée au « Sustainable Development Solutions Network », qui regroupe des institutions de l’ONU et des chercheurs, pour publier annuellement depuis 2016 un classement des pays en regard de leur mise en œuvre des 17 ODD. Vous pouvez trouver le dernier rapport sur Internet : https://dashboards.sdgindex.org/downloads.
Pour établir leur classement qui n’est pas reconnu officiellement par l’ONU, les experts ont retravaillé les données statistiques officielles disponibles et, surtout, ils leur ont ajouté environ un tiers de statistiques officieuses produites pas des chercheurs et des organisations privées. Faute de consensus sur la hiérarchie des objectifs, ils ont décidé d’attribuer un poids égal à chacun des 17 ODD pour calculer leur indice synthétique. J’ai analysé dans le détail ces calculs et j’ai comparé les différents résultats annuels en examinant notamment le rang des pays. Comme le montre le graphique ci-dessous, les pays nordiques (Suède, Finlande, Danemark et aussi Norvège) sont ceux qui se classent le mieux tout au long des six années examinées (2016-2021). Pour la Suisse, l’évolution se caractérise par un fort recul : débutant à la 5ème place en 2016 elle tombe au 16ème rang en 2021. Les grands pays européens comme l’Allemagne et la France ont, quant à eux, pu améliorer leur classement, tandis que la Belgique améliorait nettement sa position dans les deux dernières années sous revue.
La Suisse a-t-elle fait de mauvais choix politique pour expliquer ce véritable déclassement ? Lorsqu’on compare les différents rapports annuels la réponse est claire : cette chute ne s’explique pas par la politique de la Suisse. Ce sont en fait les experts qui ont modifié leur méthode en introduisant de nouveaux indicateurs à partir de 2017, indicateurs destinés à tenir compte des effets externes (« spillover » en anglais). La douzaine d’indicateurs choisis pour mesurer ces effets externes sont responsables du déclassement de la Suisse : en 2021, sur les 13 « mauvais points » reçus par la Suisse (Major Challenges), 8 proviennent de ces indicateurs ajoutés. Comme le montre le tableau suivant, ils sont de nature politique :
Indicateurs spillover 2021
Indicateurs "spillover" | Source | Rating Suisse |
---|---|---|
Exports of hazardous pesticides (tonnes per million population) | FAO | SDG achievement |
Scarce water consumption embodied in imports (m³/capita) | Lenzen et al. (2013) | Significant challenges |
Fatal work-related accidents embodied in imports (per 100,000 population) | Alsamawi et al. (2017) | Significant challenges |
SO₂ emissions embodied in imports (kg/capita) | Lenzen et al. (2020) | Major challenges |
Nitrogen emissions embodied in imports (kg/capita) | Oita et al. (2016) | Major challenges |
CO₂ emissions embodied in imports (tCO₂/capita) | Lenzen et al. (2020) | Major challenges |
Marine biodiversity threats embodied in imports (per million population) | Lenzen et al. (2012) | Major challenges |
Terrestrial and freshwater biodiversity threats embodied in imports (per mio.pop.) | Lenzen et al. (2012) | Major challenges |
Exports of major conventional weapons (TIV constant mio. USD per 100,000 pop.) | Stockholm Peace Research Institute | Major challenges |
For high-income countries: International concessional public finance, incl. ODA (% of GNI) | OECD | Significant challenges |
Corporate Tax Haven Score (best 0-100 worst) | Tax Justice Network | Major challenges |
Financial Secrecy Score (best 0-100 worst) | Tax Justice Network | Major challenges |
On fait notamment référence au Tax Justice Network qui en matière[ de fiscalité, n’a semble-t-il pas intégré que la Suisse a signé des accords de transparence fiscale il y a déjà plusieurs années. Mais l’élément qui pèse le plus est la prise en compte des Importations pour calculer les effets théoriques en matière de recul de la biodiversité ou de consommation de substances dangereuses pour l’environnement. Certes, l’OFS a calculé l’empreinte de la Suisse en matière de CO2 mais les articles de la littérature auxquels il est fait référence méritent un examen critique car ils sont loin de répondre aux critères exigeants de la statistique officielle. Je prendrai l’exemple de l’indicateur des accidents du travail dont la Suisse serait responsable à travers ses importations. Une analyse rapide montre qu’il s’agit d’une application mécanique des taux d’accidents par branche dans les pays producteur aux importations par produits des pays considérés. Pour obtenir de meilleurs scores, il faudrait que notre pays dispose de sa propre industrie lourde et limite ses importations aux pays proches qui appliquent une politique stricte en matière de protection contre les accidents du travail.
Finalement, la Suisse a une économie très ouverte qui importe beaucoup des pays en développement, ce qui très vraisemblablement explique le score défavorable enregistrés pour ces indicateurs d’effets externes. En l’occurrence, la plus « mauvaise » place, la 165ème », est occupée par Singapour, la Suisse se classant au rang 161. A titre de comparaison, la Belgique se classe au 147ème rang et la Suède au 141ème. Ce sont ces éléments qui expliquent dans une large mesure le « déclassement » de la Suisse. Jusqu’ici les statisticiens de l’ONU se sont concentrés sur les indicateurs relatifs à la production des pays et non à ceux relatifs à leur consommation. Dans cette perspective les experts qui publient ce classement font un acte politique. Il faut certainement en tenir compte et chercher à mieux défendre les atouts du libre-échange. Il est aussi important de garder un esprit critique face à ces constructions statistiques. De mon côté je continue de m’interroger sur la « remontada » de la Belgique. Pour améliorer son classement, faudrait-il que la Suisse se dote d’un roi ou mette son gouvernement en vacances pendant plusieurs mois comme cela s’est passé il n’y a pas si longtemps à Bruxelles ?
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